Rire est un ingrédient de base pour rester en équilibre. C’est la soupape du stress, de la peur de se tromper, de l’angoisse, du doute de soi, du mystère de la mort, de la désillusion, de notre impuissance à contrôler notre environnement. Au Québec, nous rions beaucoup. Nous rions de tout. À défaut d’avoir du pouvoir sur notre destin, nous pratiquons l’autodérision ex aequo avec le chialage. Rire de soi nous évite souvent de nous prendre au sérieux, mais aussi nous expose insidieusement à la désinvolture devant nos échecs : un genre de langue de bois déliée par l’absinthe du badinage collectif, comme le seul pouvoir qu’il nous reste et qui ne changera pourtant jamais rien. Insolents temps modernes.

De tout temps l’être humain a compris qu’avoir de l’esprit sert aussi à garder une distance avec les enjeux qui le préoccupent. Mais aujourd’hui, à l’instar de bien d’autres champs, l’humour a perdu sa lumière d’origine. Entre l’esprit d’Yvon Deschamps et des Cyniques, les héritiers du 21e siècle offrent de plus en plus souvent un humour à l’image de leur public : les consommateurs. Si autrefois l’humoriste s’adressait à l’esprit des citoyens, aujourd’hui les droits individuels et consuméristes réduisent le champ du stand-up à occulter la nature universelle de l’humanité pour tirer le rire vers le bas, à travers les petites habitudes quotidiennes de groupuscules en quête du dernier gadget. Que voulez-vous, les humoristes sont des portraitistes; ils ne peuvent pas inventer le miroir qu’ils nous retournent.

Ainsi, l’esprit universel, point d’ancrage identitaire de l’humanité s’est désintégré depuis l’avènement de la société de droit. Dès lors, comment s’aventurer à faire des blagues qui touchent à la sensibilité existentielle d’un peuple lorsqu’on ne peut justement plus référer à l’essence du problème? Les humoristes ne font que traduire la perte de finesse d’esprit qu’a produit la société des droits individuels. Susciter le rire politique exige des références communes de plus en plus diluées qui nous obligent à rire surtout des effets visibles, sans lien avec une cause qu’on a perdu de vue. Or l’identitaire est un enjeu abstrait, pour ne pas dire causal. Ironiser sur une telle abstraction exige plus qu’un panneau contre le français qui, pris hors contexte, donc sans l’esprit de l’auteur, ne fait transparaitre aucune ironie, mais plutôt une attaque frontale. Yvon Deschamps nous contait des histoires de 20 minutes pour bien que nous comprenions le contraire de ce qu’il nous racontait. Le 2e degré, c’est comme l’amour, ça requiert souvent des préliminaires…

De la fiction à la réalité

Le cabotinage et le pouvoir politique ne peuvent coexister, même si nos élus nous paraissent parfois marcher eux-mêmes sur cette mince ligne. Ici, l’humoriste bilingue vient de franchir le cap de l’humour-réalité politique. Sugar Sammy a utilisé une institution prétextant vouloir faire de l’humour alors même qu’il déclenche un processus réel de plainte pour lequel les contribuables doivent payer. Nous sommes loin de l’esprit comique, nous sommes dans la procédure d’une vraie plainte avec des vrais coûts. Et personne n’a choisi de payer pour ce « spectacle ». Inciter à porter plainte à l’Office de la langue française n’est pas une farce, ni un jeu. C’est là que la réalité et la fiction ne peuvent s’entremêler sans qu’on y provoque une explosion. Si monsieur Khulla souhaite utiliser nos institutions pour y infiltrer son influence partisane, pourquoi ne pas s’investir dans la politique active ? Aujourd’hui, il devrait s’excuser auprès de l’OQLF et des Québécois pour avoir abusé de notre système. Et il devrait rembourser de sa poche les frais encourus par cette plainte.

Procès d’intention

Les réactions nationalistes n’ont pas tardé. Malheureusement certains s’attardent à faire un procès d’intention plutôt que de comprendre la cause du malaise. On ne pourra jamais savoir à quel point Samir Khulla utilise sciemment sa notoriété pour endoctriner son public au nom du fédéralisme. La réponse est en son âme et conscience. Mais cet acte, le panneau provocateur unilingue anglais, parle de la ligne qu’il a brisée entre l’humour engagé et un projet réellement partisan : il a déclenché une réelle procédure de plainte aux frais des contribuables. Et nous devrions en rire ?

Si l’humoriste avait calculé sa marge de manœuvre pour passer la ligne entre l’humour et le message politique, il n’avait possiblement pas compté la part du doute raisonnable survenue à bon droit dans la conscience du «spectateur». Dans cette zone grise, il sait pertinemment qu’il touche la plaie d’un Québec non affranchi, à notre Histoire inachevée. Certains préfèrent en rire, mais quand on est sur le point de mourir, on ne sait pas toujours si on a envie de rire ou de pleurer. C’est cette corde-là qui vibre devant l’insouciance de certains enfants de la loi 101.

Survivre ensemble

Lorsque cette bataille de 400 ans est considérée comme un caprice national, on est en droit de réagir devant le sentiment d’être abusé : 1, on ne peut pas utiliser la charte pour promouvoir ses intérêts professionnels particuliers sur le dos d’une cause nationale et faire semblant que c’est une blague; et 2, la survie du français est existentielle. Lorsque la femme a réussi à transmettre son nom de famille à son enfant, c’était un symbole qui marquait son droit à l’existence et à sa pérennité. Le français, c’est le droit à l’existence et à la pérennité de la nation québécoise. Comme l’hindi est la langue officielle de l’Inde en dépit de la colonisation anglaise. Lorsque la famille Khulla est déménagée au Québec, elle savait que la langue officielle du Québec est le français. Nous sommes toujours profondément reconnaissants aux immigrants qui comprennent l’importance du respect de notre langue. Par contre, l’immigration qui pointe notre raison d’être existentielle comme une banalité nous semble répondre par défaut à la propagande fédéraliste : on leur cache le fait que la lutte pour la survie du peuple Québécois n’est pas derrière, mais devant nous. Nous baignerons toujours dans un océan anglophone, aux côtés d’un ROC prêt à tout faire pour nous assimiler. C’est dans ce piège que Sugar Sammy est en train de tomber. Et c’est cela qui blesse justement parce que nous avons de l’affection pour lui. Pierre Élliott Trudeau lui-même nous a alertés contre ce piège : « Le jour où 90% des Québécois parleront les deux langues, le français sera foutu ! Il faut que le Québec soit beaucoup francophone qu’anglophone. »(voir la vidéo)

Samir Khulla est un enfant de la loi 101. Nous sommes toujours très fiers de voir la contribution de l’immigration à notre culture, à notre langue. La communauté d’humoristes francophones l’a louangé, glorifié d’Oliviers et autres privilèges tandis qu’il méprise une institution, l’OQLF, pas toujours parfaite, mais indispensable au respect de notre choix de vivre en français dont il est lui-même le produit «miracle» en Amérique. Ne pas encourager le bilinguisme institutionnel ou simplement ne pas décourager le fait français auprès d’autres immigrants serait un minimum de respect dans la compréhension du Québec. Cela n’a jamais empêché personne de parler toutes les langues. Quoi qu’il en soit, il faut remercier cet ambassadeur québécois de nous aider à libérer nos vieilles blessures. Car c’est avec tous les Québécois que nous formerons un Québec plus fort, en commençant par élever la barre de notre esprit.