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POLITIQUE D’UN NOUVEAU GENRE

Transexuels ? Hommes féministes ou femmes en smoking ? Mais qui sont les Queer (tordu en anglais) ? Cet article décrit les contours et les références d’un courant militant qui remet en cause les catégories d’identité sexuelle, genre ou orientation (homos, hétéros…). Ses ambitions : combattre les discriminations sans s’enfermer dans des « prisons identitaires ». Et recentrer la critique de la société sur « l’être » et non plus sur « l’avoir ».


Définition

Le terme américain « queer » signifie étrange, louche, de travers. Insulte du vocabulaire populaire équivalent au français « pédé », avec la connotation de « tordue », queer s’oppose à « straight » (droit) qui désigne les hétérosexuels. Ce courant de pensée militant (Queer Theory) né dans les années 1990 remet en cause les catégories d’identité sexuelle : identités de genre (homme et femme) et d’orientation sexuelle (hétérosexuelLE et homosexuelLE). Le queer ne se limite pas à combattre les inégalités ou les dominations entre ces catégories – l’homophobie ou le patriarcat – mais remet en cause l’existence même de ces catégories.

Origines

La première filiation est celle des transgenres, ou personnes vivant – avec ou sans opération – un genre différent de celui assigné par la société au regard de leur sexe biologique. Des récits défrayent la chronique : Chevalier d’Eon au XVIIIe siècle, Herculine Barbin au XIXe siècle et Christine Jorgensenn dans les années 60. Des scientifiques, à partir des années 50, défendent la possibilité de cette « réassignation sexuelle » : Harry Benjamin, Richard Green ou John Money. Ce dernier invente le terme de  » gender  » : genre, sexe social non réductible au sexe biologique.

La seconde filiation est l’œuvre de Michel Foucault, et son « Histoire de la sexualité » (1976), relue aux Etats-Unis avec celles de Derrida, Deleuze et Guattari sous l’appellation de French Theory. En rupture avec les héritiers de Wilhelm Reich, Foucault affirme que la question sexuelle est moins un problème de répression que celle d’un lent mouvement – par un ensemble de dispositifs de discours et de savoirs, de la généralisation de la confession par les églises au XVIe siècle jusqu’à la création des catégories médicales au XIXe siècle – qui inscrit au fil des siècles des catégories homogènes dans les corps : l’hétérosexualité d’un côté et les « anormalités » de l’autre : homosexualité, zoophilie, nymphomanie, etc. Le terme homosexualité est créé en 1870, précédant de peu celui d’hétérosexualité. La troisième source est la pensée de Monique Wittig, écrivaine, lesbienne, constructiviste matérialiste, figure du mouvement de libération des femmes, exilée en 1976 aux Etats-Unis. En 1978, Monique Wittig conclue une conférence sur  » la pensée straight  » par ces mots :  » Il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la-femme n’a de sens que dans les systèmes de pensée et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes « .

Naissance et prolifération

En 1990, les militants de Queer Nation, issus d’Act Up New-York, investissent les grands magasins ou les cafés  » straight  » au cri de  » We are Queer, we are here, get used to it « . Le Queer accuse le mouvement gay de  » libération  » et d’égalité des droits de s’enfermer dans une  » identité gay  » intégrée dans l’hétéronorme, à son tour normalisante, stigmatisant ses propres anormaux: transgenres, folles, prostituées… En dehors d’auteurs comme David Halperin ou Didier Eribon théorisant ces débats du mouvement gay, la Queer Theory – aussi appelée post-féministe – naît surtout des violentes polémiques qui secouent le mouvement féministe américain dans les années 80 : l’engagement d’une partie du mouvement féministe au côté des censeurs de la pornographie ; le féminisme – blanc, issu des classes moyennes – accusé par les féministes noires et chicanos de nier les dominations de classe qui le traverse ; les attaques de féministes contre les lesbiennes et les transgenres. S’opposent un courant  » essentialiste  » – la féminité comme essence naturelle invariante – et les constructivistes ( » social-constructivist « ) puis les adeptes de la French Theory, réunissant les plus politiques des gays, lesbiennes, transgenres et féministes des minorités. Ils utilisent  » la notion de gender comme outil théorique pour conceptualiser la construction sociale, la fabrication historique et sexuelle  » . En 1990 Judith Butler publie « Gender Trouble », naissance théorique du Queer. Se revendiquent aussi de cette mouvance : aux Etats-Unis, Theresa de Laurentis, Donna Haraway, Judith Halberstam ; en France, Marie-Hélène Bourcier, créatrice du groupe Le zoo ; et entre les deux pays Beatriz Preciado. Le Queer mêle histoire, études de la littérature, sociologie, anthropologie, psychanalyse, philosophie et même théologie.

Apports

– Les termes « femmes », « hommes », l’orientation sexuelle recouvrent des réalités tellement relatives dans le temps et dans la diversité des sociétés qu’ils n’ont pas de sens sur le long terme. En faisant appel à l’histoire, David Halperin démontre par exemple que l’homosexualité dans la Grèce antique n’a rien à voir avec l’homosexualité moderne. L’anthropologie fournit de multiples exemples – indiens d’Amérique du nord, tribus d’Afrique, etc. – où les jeux et rôles sexuels brouillent nos repères habituels. Les théoriciennes du Queer mettent en avant le cas des nouveaux nés  » intersexes  » qui présentent à la naissance les organes des deux sexes, ou un sexe atrophié ou un sexe en contradiction avec leur chromosomes et que les médecins réassignent à un sexe par des opérations chirurgicales.

– Le genre n’est pas la conséquence du sexe biologique mais le résultat d’un  » faire  » de chaque instant. (Judith Butler – en partant de l’exemple de la Drag Queen)

– (…) utilise les termes de performance et de performativité. Une parole performative (cf. Austin) est une énonciation qui fait exister ce qu’elle dit – « La séance est ouverte » ou en l’occurrence « tu es un garçon », « tu es une fille » – ,le genre s’inscrivant d’abord dans un individu par toutes les façons de le lui dire. Chaque individu, en soutenant en permanence une multitude de gestes, de façon de réagir, de parler, joue une performance qui fait exister son genre. Beatriz Preciado écrit : « (L’hétérosexualité), loin de surgir spontanément de chaque corps nouveau-né doit être ré-inscrite ou ré-instituée à travers des opérations constantes de répétition et de ré-citations des codes (masculins et féminins) socialement investis comme naturels. »

– Le Queer multiplie les nouvelles identités « anormales » par des performances, des performativité de sujets parlants, qui se nomment eux-mêmes en retournant les insultes en fierté : « lesbiennes féministes et agressives, tapettes mystiques, fantasmeurs, drag queens et drag kings, clones, cuirs, femmes en smoking, femmes féministes ou hommes féministes, masturbateurs, folles, divas, snap !, virils, soumis, mythomanes, transexuels, wannabe, tantes, camionneuses, hommes qui se définissent comme lesbiens, lesbiennes qui couchent avec des hommes… et aussi tout ceux qui sont capable de les aimer, d’apprendre d’eux et de s’identifier à eux  » .

– L’approche Queer refuse l’enfermement de ces nouveaux sujets dans de nouvelles prisons identitaires qui pourraient perdurer dans le temps mais refuse également l’illusion du grand soir révolutionnaire de l’abolition des genres, comme le défendent Christine Delphy ou Monique Wittig. Le queer défend des  » identités stratégiques « , identités temporaires,  » écarts, imbrications, dissonances, résonances, défaillances ou excès  » , lieux de ressources politiques,  » sites potentiellement privilégiés pour les critiques et l’analyse des discours culturels  » . David Halperin écrit :  » C’est à partir de la position marginale occupée par le sujet Queer qu’il devient possible d’apercevoir une multitude de perspectives pour repenser les relations entre les comportements sexuels, les identités érotiques, les constructions du genre, les formes de savoir, les régimes de l’énonciation, les logiques de la représentation, les modes de constructions de soi et les pratiques communautaires – c’est à dire pour réinventer les relations entre l’amour, la vérité et le désir  » .

Débats, limites, ouverture

Les féministes restées attachées à la lutte contre le patriarcat plutôt que contre l’hétéronorme font feu de tout bois contre le Queer. Assimilé au développement des bars, du piercing, de l’industrie de la chirurgie esthétique et du changement de sexe, de l’industrie du porno et des jouets sexuels, le Queer ne serait qu’un allié du libéralisme. En inventant des formes de lesbianismes ayant des traits apparents de la masculinité – lesbiennes butch par exemple – le Queer serait purement et simplement une rédition à l’ennemi héréditaire masculin. Cherchant des dérivations plutôt que la révolution, le Queer est accusé de trahison à la radicalité.

D’un point de vue écologiste et/ou protestant, on pourrait critiquer la fascination d’une partie des théoricienNEs du Queer pour les technologies – utilisation des hormones, de la chirurgie pour modifier les corps, thèmes du cyborg – qui fait l’économie d’une critique du système technicien et pointer le risque d’un activisme du  » faire  » – changer de genre comme on change de chemise – qui rejoint le discours du libéralisme sur l’impératif pour l’individu de s’adapter en permanence. Une critique intégrée par Judith Butler qui insiste sur la force d’inertie des corps, une invention de soi qui ne sait jamais ce qui est inventé. En revanche, en plus d’un activisme de minorité active, le Queer a l’énorme qualité de recentrer la critique de la société sur  » l’être  » plutôt que sur  » l’avoir  » dans une vision non-naturaliste – et même révolutionnaire – de  » l’être « .

Au-delà des questions de genre, le Queer ouvre à nouveau les débats de l’origine de l’écologie entre  » naturalisme conservateur  » (Hainard) et  » naturalisme subversif  » (Moscovici) , en développant les questions de la « nature humaine « . Quelle(s) nature(s) humaine(s) produisent l’hétérosexualité, la concurrence, la croissance, la consommation ? La voiture, le téléphone portable, le CDD, l’intermittence ? Comment s’inscrivent-ils dans les corps ? Quelle(s) nature(s) humaine(s) peuvent contre-produire les expérimentations alternatives (militantisme non-violent, éco-villages, usage du vélo, sieste quotidienne, etc.) ? Prégnantes dans les pensées de Serge Moscovici, Jacques Ellul ou Olivier Abel, préoccupation des expériences communautaires, présentes dans les mobilisations anti-consommation ou cyclistes, ces questions sont rarement l’objet de débats politiques explicites. Queerisons l’écologie pour que frayent ensemble lesbiennes garouts et cyclistes nudistes…

par Stéphane Lavignotte
Journaliste, militant écologiste, étudiant en théologie protestante

En plus des ouvrages cités en note, voir aussi : Didier Eribon, ed. L’infréquentable Michel Foucault, Epel, 2001. Revue Descartes n°40, Queer : repenser les identités, PUF, 2002

Cet article est tiré du site: Les panthères roses