par Christian Rioux

Retrouvez ce texte dans Le Devoir

Peu de gens savent que la seule femme qui est tombée sous les balles des assassins de Charlie Hebdo était juive. Elle se nommait Elsa Cayat. Son service funèbre fut célébré au cimetière Montparnasse par le rabbin Delphine Horvilleur. Lorsque le moment est venu de la présenter aux dessinateurs — qui n’avaient jamais ménagé ni les prêtres, ni les imams, ni les rabbins —, la soeur d’Elsa a pris sa main et a dit : « Je vous présente le rabbin laïque. »

C’est ainsi que l’on surnomme depuis l’une des rares femmes rabbins en France. Il aura fallu les attentats de 2015, dit-elle, pour qu’elle se rende compte à quel point elle était laïque. « Oui, dit-elle, on peut être profondément attaché à une identité religieuse et en même temps aimer et chérir la laïcité. C’est cette laïcité qui nous permet justement d’habiter le même espace mental et émotionnel, même quand nos langages pour dire le sacré sont différents. Avec les gens de Charlie, nous avons pris conscience à quel point nous habitions le même monde et à quel point certains essayaient de nous dire qu’on ne pouvait pas partager les mêmes mots. »

Depuis, il arrive que les artisans de l’hebdomadaire satirique viennent discrètement l’écouter le samedi dans sa synagogue.

Pouvoir dire « je »

Delphine Horvilleur puise à toutes les sources du judaïsme européen. Alors que les parents de sa mère ont fui les Carpates et la Shoah, ceux de son père ont de profondes racines dans le judaïsme français. « Mon grand-père était rabbin, mais il n’aurait jamais porté de kippa dans la rue et il aurait été très choqué que quelqu’un le fasse. Il se sentait très redevable à cette formule française selon laquelle quelque chose de la religion devait demeurer privé et qui permettait à chacun d’être ce qu’il voulait tout en garantissant la possibilité de vivre ensemble. »

Ayant vécu aux États-Unis, Delphine Horvilleur sait combien cette laïcité est incomprise à l’étranger. D’ailleurs, dit-elle, il n’y a pas de mot en anglais pour traduire cette idée. « Les Américains sont les héritiers d’une séparation de l’Église et de l’État destinée à protéger les croyances individuelles de la pression étatique. En France, c’est l’inverse. On a voulu protéger l’État et les individus des pressions religieuses. La laïcité à la française est là pour garantir à l’individu, quelle que soit son appartenance, la possibilité de parler à la première personne du singulier sans pression d’une première personne du pluriel. Sans pression du “nous” communautaire. »

C’est pourquoi Delphine Horvilleur s’étonne de voir de jeunes Françaises revendiquer sur les plateaux de télévision leur choix individuel de porter le voile islamique. « D’abord, il y a une certaine mauvaise foi dans l’illusion qu’on peut porter le voile aujourd’hui et dire que c’est un choix strictement personnel. Il y a là comme un déni de responsabilité alors que tant de femmes n’ont pas la possibilité de faire ce choix souverain. Le devoir de la République consiste à protéger ceux qui ne peuvent pas dire “je” et qui sont obligés de dire “nous”. Ensuite, comme leader religieux féministe, je m’étonne que ces femmes oublient de dire que c’est grâce à la République laïque qu’elles peuvent porter ce qu’elles veulent dans l’espace public. Et, si un jour elles veulent enlever ce voile, ce sera aussi grâce à la République qu’elles pourront le faire. »

« Faire parler le texte »

Delphine Horvilleur a compris très tôt qu’un héritage n’a de valeur que si on en fait quelque chose. C’est pourquoi elle a vécu en Israël et aux États-Unis avant de revenir en France. Au centre de sa foi, il y a la conviction que les textes sacrés ont encore des choses à dire. « Nos traditions sont des traditions interprétatives, qui font qu’à telle ou telle époque, les lecteurs y puisent des choses différentes », dit-elle.

 

Dans un livre tout en finesses intitulé En tenue d’Ève (Grasset), elle renvoie dos à dos la « théorie du genre » qui cherche à faire fi des sexes et un discours religieux obscène qui réduit la femme à sa simple dimension sexuelle et cherche à la faire disparaître.

Elle n’oublie pas au passage de rappeler que, contrairement à la Bible chrétienne, selon la Bible hébraïque, l’humanité a d’abord été créée à la fois masculine et féminine. Même le second épisode, celui de la célèbre « côte d’Adam », ne demanderait qu’à être relu, dit-elle, en soulignant que le mot hébraïque qui signifie « côte » peut aussi vouloir dire « côté ». Au lieu de retirer une côte d’Adam, Dieu aurait alors simplement séparé son côté féminin.

Simple question de traduction ? « De façon troublante, dans un monde où les traducteurs étaient tous des hommes, on a choisi la première interprétation. Mais ce qui m’étonne c’est qu’on s’y accroche. Comme si de nouvelles interprétations ne pouvaient pas encore faire parler ce texte. »

L’homme, une femme comme les autres

Si Delphine Horvilleur se réclame d’une pensée qui autorise les êtres à être à la fois masculins et féminins, elle est loin de se rallier à cette autre forme d’extrémisme selon lequel les sexes ne seraient que pures inventions de l’esprit. « Dans la mystique juive, la posture de prière est une incarnation du féminin, rappelle-t-elle. Quand vous priez, vous vous placez dans une posture féminine. C’est pourquoi j’écris que “l’homme est une femme comme les autres”.Il doit être capable de vivre ce féminin qui est en lui. D’ailleurs, dans les textes mystiques des premiers siècles, on trouve toute une série de personnages qui ont des caractéristiques transgenres. Par contre, même si je sais qu’il y a autre chose en moi que du féminin, je refuse de me déconnecter complètement de mon expérience de femme. Je ne sais pas ce que c’est que de penser sans mon corps. »

Delphine Horvilleur ne souhaite pas plus gommer les différences entre les sexes que celles entre les religions. Elle s’étonne même d’un certain syncrétisme religieux qui veut estomper les différences entre les grandes spiritualités. « Le véritable intérêt du dialogue interreligieux, c’est de se dire qu’on a de sacrés désaccords ! Par exemple, la question de l’incarnation sépare à jamais le christianisme du judaïsme. Le juif ne peut même pas imaginer que Dieu s’est fait homme, alors que c’est le coeur de la pensée chrétienne. »

Twitter ou l’enfermement

Le vendredi précédant notre rencontre, Delphine Horvilleur avait consacré son sermon à Twitter. Elle y évoquait ce passage de la Bible où Dieu tente de convaincre Moïse de devenir le leader de son peuple. Or, Moïse réagit avec humilité. Il ne sait que bégayer tant il doute de ses capacités.

« La pratique des tweets est exactement aux antipodes de ce doute. Moïse n’est jamais dans le monologue, mais toujours dans le dialogue. Ce qui est troublant avec Twitter, c’est qu’en 140 signes vous affirmez quelque chose sans possibilité de contradiction. Un texte peut dialoguer avec lui-même, pas Twitter. Sur Twitter, nous sommes des milliers à monologuer. Et vous avez des milliers d’“amis” qui pensent exactement comme vous. Et ce qu’on appelle “réseau” ne vous met en réseau qu’avec vous-même. On en revient au communautarisme. Car le propre du communautarisme, c’est que même quand vous dites “je”, il y a des gens qui entendent “nous”. »