Extrait du livre Vue de l’intérieur, Sylvie Bergeron, p.14 à 22

LE LANGAGE UNIVERSEL

Israël 1988. Au cœur des ruines d’un théâtre romain, nous décidons d’envahir la scène. Nous sommes venus au Moyen- Orient pour divertir les troupes militaires canadiennes. Notre groupe d’une trentaine d’artistes canadiens de toutes les provin- ces, danseurs, chanteurs, musiciens, jongleurs, humoristes est constitué cette année-là d’une majorité de Québécois. En cette belle journée de congé, notre guide vient de nous faire faire un pèlerinage sur les routes empruntées par Jésus, il y a 2000 ans. Un frisson de solennité nous parcourait encore lorsque nous sommes arrivés devant les ruines.

Spontanément, nous convenons tous, presque sans nous parler, de faire le spectacle de notre tournée moyen-orientale sur la scène des ruines. La voix de la chanteuse résonne dans l’estrade juste en face, les musiciens font des rythmes avec leur bouche, leurs mains, leurs pieds, et nous, les danseurs, entrons en scène, tandis que les jongleurs se font des passes avec des balles phosphorescentes.

Au même moment, nous nous apercevons de la présence d’un public tout aussi spontané qui vient s’asseoir dans les gradins. Il fourmille jusqu’à la zone de confort avant de se taire totalement pour goûter à une forme d’art américain, la nôtre. Le soleil revêt subitement la scène de ses quelques rayons dorés, tel un éclairagiste inspiré. Le public ne bouge plus, décidément ravi par nos chants et nos danses. Comme quoi, la vie se fait parfois un singulier metteur en scène.

Le spectacle se termine par de grands éclats de rire et les applaudissements de cette foule ravie. Nous allons immédiate- ment à la rencontre de la cinquantaine de spectateurs dans un élan de curiosité mutuelle. Nous ne parlons pas le même langage. Les premiers contacts se font donc par le rire et quelques pas de danse. En peu de temps, nous nous sommes tous pris par la main en chantant. Un moment en parfaite homéostasie avec la petite histoire dans les ruines de la grande histoire. Comme si ce qui devait être, fut.

Le producteur s’est informé et nous explique que ces gens sont des Juifs russes venus pour coloniser les terres d’Israël. Nous leur souhaitons la bienvenue et eux de même. Cet échange fortuit et des plus inoubliables s’achève sur un grand cri lorsque l’une des femmes tente d’amener notre chorégraphe avec elle. La femme ne veut rien de moins que l’adopter tant elle ressemble à sa fille ! Après quelques explications, nous échangeons quelques poignées de mains avec les uns, des p’tits becs aux autres et surtout d’immenses sourires de connivence.

Je m’arrête un moment pour prendre le temps de respirer le fond de ce rendez-vous fabuleux. Nous sommes en train de participer, je pensai, à une rencontre de cœur sans même nous connaître et pourtant, avec un tel courant de complicité !

La grosse femme relâche notre chorégraphe qui revient enchantée de s’être fait enlevée. Et nous retournons dans l’auto- bus en agitant la main à nos nouveaux amis du monde.

C’est le crépuscule. Un sourire béat traîne sur mes lèvres. Jamais je n’oublierai ce moment de communication si intense, sans le concours du langage. Je me dis que c’est sans doute pour ça que j’aime tant la danse et la musique. Nous n’avons pas besoin de parler pour atteindre tout de suite l’essentiel entre les individus. Comme une communion qui s’installe dans les regards, dans le corps, et nous, nous ne sommes que les témoins d’amitiés qui vibrent dans l’espace-temps.

La danse et la musique sont des milieux cosmopolites où naturellement les races se mêlent parce que tout se passe au-delà des différences linguistiques. En lieu et place du langage, un fluide perceptible sous-tend les relations. C’est ainsi que je vois la cohésion d’un peuple. Un courant invisible qui passe « entre nous » et qui nous construit comme seuls nous pouvons l’être dans notre spécificité spacio-temporelle. C’est la force du matriarcat.

Mais il y a le langage.

La langue organise, rationalise, code, structure, démystifie mais aussi, insulte, méprise, juge et contraint. La parole peut donc à la fois magnifier la cohésion et couper ce fluide entre les personnes. Tout dépend de l’intention derrière les mots… C’est la faille du langage.

Dans l’autobus, tout le monde parle encore de cette rencontre insolite sur les ruines d’un temps reculé. Nous avons l’impression d’avoir rêvé. Je me sens transportée au temps de Nemrod, à Babylone où l’on a eu l’ambition d’y ériger une tour qui toucherait le ciel. La Tour de Babel. En ce temps-là, tous les humains ne parlaient qu’une seule langue. Le rêve de beaucoup d’Étasuniens ! Selon la légende biblique, le roi-chasseur avait voulu construire cette tour pour toucher le trône de Dieu. Le Tout-Puissant s’était opposé avec violence à ce projet qui poussait les hommes ordinaires vers des désirs de gloire et de puissance irréelles. Dieu avait alors abattu sa colère en créant la confusion entre les hommes par le biais de leur moyen d’expression. Il avait donc introduit plusieurs langues d’usage. Et voilà que, peu de temps après, Dieu ayant ainsi divisé les hommes, ceux-ci ne cherchaient plus à devenir des surhommes ; leur désir d’atteindre la puissance divine avait dorénavant été remplacé par la guerre entre les individus qui ne parvenaient plus à se comprendre.

Peut-être que seul Dieu a le droit d’user du verbe à titre d’autorité, sans intention cachée ? En tout cas, le peuple québécois, lui, refuse de s’arroger ce pouvoir suprême, tout en cherchant à construire sa Tour. Mais sans autorité, sans cette force du patriarcat, comment peut-on seulement s’affirmer ? Dansons et chantons, entonne le Québécois. Sentons la réalité qui passe au- delà du langage, au-delà des dissensions. Est-ce le signe que nos hommes ne veulent pas assumer leur pouvoir d’autorité ?

Dès mon adolescence, j’ai appris à côtoyer des gens de toutes les origines par la danse et la musique. Que ce soit chez moi ou à l’étranger. Danser et chanter nous sort momentanément de tout conflit. Le partage d’un langage universel comme lieu commun est une expérience exaltante et apaisante ; ce langage est absolument festif puisqu’il donne l’impression que nous pouvons communiquer dans l’harmonie même avec des étrangers, comme si nous nous reconnaissions totalement et immédiatement. Comme si nous pouvions sentir l’intention pure.

Le langage n’a pas cette vertu. Il faut expliquer, argumenter et contredire pour définir l’intention. Et ça, le Québécois n’aime pas. La parole est un outil mal compris ici et surtout mal utilisé. La parole comme prise de position d’un peuple est pourtant indispensable. Elle reflète la solidité de nos institutions et la capacité d’un peuple à y inclure les nouveaux arrivants. Oui, c’est bien là que se trouve notre faille. Et d’où vient donc cette brèche d’âme dans le peuple québécois ? C’est que derrière les mots, l’intention peut faire exister le mensonge, la trahison, la propagande.

Chez nous, la mauvaise foi historique du gouvernement et de l’église a épuisé notre foi en la parole.

Les Québécois, de par leur histoire, ne parviennent plus à faire confiance aux mots. Alors se battre pour une langue pour encore se faire tromper…

Heureusement, par réflexe de survie, pour retrouver l’unité perdue par des paroles traîtresses, disons pour reprendre contact avec ce courant invisible qui nous relie tous ensemble en tant que peuple, un puissant élan de festivité ressort du peuple québécois. Il est toujours prêt à danser et à chanter, à défaut de pouvoir parler sa langue ou de croire les autres sur parole. Comme si, à l’instar des invincibles Gaulois, nous ne pouvions nous résoudre à nous laisser mourir ; comme si nous pouvions combattre les mauvaises intentions cachées derrière le verbe par ces puissantes étincelles de réjouissances.

Mais rester ainsi dans le non-dit, souhaiter que les problèmes se règlent sans parler, est-ce compter secrètement sur le secours de Dieu, d’un sauveur ? Un sauveur fédéraliste qui nous écrase ou un sauveur souverainiste qui nous effraie ? Dans une société aussi désorganisée par la trahison, par la confusion politique et linguistique, le manque de confiance en ses forces trop divisées et la concurrence institutionnelle de valeurs véhiculées par deux langues, nous ne pouvons pas célébrer la pleine mesure de notre tempérament.

Pourtant, un peuple a besoin d’une langue unique pour ériger ses institutions telle une Tour de Babel et ainsi consolider ses acquis. Ce sont ces structures qui définissent les grandes lignes identitaires de la nation. Or, il semble qu’au Québec, la foudre de Dieu nous soit tombée sur la tête et qu’il soit de plus en plus ardu d’imposer nos institutions francophones.

Parler une seule langue au Québec, est-ce défier Dieu ? La très grande puissance créative du peuple québécois est-elle un affront au Tout-Puissant ? Sûrement que notre force de rayonnement a donné l’impression au « dieu-fédéraliste » que nous avions l’ambition de le dépasser sans en avoir la compétence…

La foudre du « dieu-fédéraliste » a patiemment semé la confusion du langage chez nous, si bien que nous nous battons entre nous plutôt que de construire une société, que l’on ne sait plus comment reprendre notre plein droit sur le français et l’imposer à nos concitoyens néo-Québécois aussi écrasés que nous devant un dieu propagandiste… Un dieu auquel nous ne pouvons plus croire tellement il a fait preuve de paroles creuses, cachant des intentions allant à contre sens de nos intérêts, quoiqu’il en dise.

Le peuple québécois devra donc apprendre à parler, à se réconcilier avec la parole pour rendre l’usage de sa langue contagieux. Apprendre à parler exige beaucoup de maturité dont celle de ne pas craindre le conflit. Notre Tour de Babel ne pourra pas s’ériger comme un tremplin vers les étoiles tant que le peuple québécois ne se donnera pas l’autorité de parler et de se tenir debout avec tout ce qu’il est, sans crainte d’imprimer son identité dans la conscience collective. Il doit donc se réconcilier d’ abord avec l’ imperfection du langage et accepter les incontournables intentions cachées tout en les prévenant. Ainsi, il pourra reprendre le goût de défendre sa langue.

Faute de quoi, quand la collectivité ne saura plus communiquer dans une seule langue, laissant place à plus de confusion et au risque de plus graves conflits, il sera trop tard. Dans certains secteurs de Montréal, il est parlé plus de quatre-vingts langues. Nous ne pourrions pas fonctionner si ce n’était de l’emploi massif d’une seule langue d’usage publique. Or à Montréal, la confusion linguistique règne entre le français et l’anglais, confusion venue de la loi sur les langues officielles et par l’ambition de nombreux Québécois de souche à atteindre les sommets d’une certaine puissance anglo-saxonne qui miroite les mirages d’un succès facilement accessible. La foudre de Dieu frappera pourtant le peuple québécois s’il ne parvient pas unifier le plus grand nombre de néo-Québécois dans sa propre Tour. Car un langage transporte un esprit, une culture. Nous ne pouvons laisser les gens parler massivement l’anglais sur la place publi- que sans changer l’essence du peuple québécois.

Je soupçonne aussi certains Québécois de souche de ne plus vouloir se battre pour préserver le français sous prétexte de nenpas perpétuer un climat de conflit, ce qui m’apparaît comme une faiblesse plutôt que comme un signe d’ouverture à l’autre. Au point qu’ils accepteraient que l’anglais devienne la langue universelle au Québec.

De plus en plus de fédéralistes québécois acceptent le bilinguis- me pour éviter d’être identifiés au discours «péquistisé» de la loi 101. La langue devient-elle chez nous une arme propagandiste gavée d’intentions qui rappellerait une trahison historique ? De quoi ne pas tenir à sa langue !

Si des milliers de néo-Québécois respectent magnifiquement l’usage du français, d’autres, de plus en plus nombreux s’angli- cisent. Les Québécois savent bien que leur langue est menacée, mais se sentant souvent impuissants à n’y pouvoir quoi que ce soit pour réduire la pression de cette machine anglo-saxonne qui travaille contre eux, ils préfèrent danser et chanter.

Il est vrai que dans les rues de Montréal, ce sont encore nos festivals qui unissent le mieux les Québécois de toutes les origines. Au-delà du langage, des allégeances politiques, des conflits interraciaux, comment expliquer que nous soyons aussi festifs et pacifiques, si ce n’est parce que le plaisir d’être unis, toutes origines confondues, recèle un sentiment de puissance exaltant pour les Québécois.

Si le peuple québécois danse et chante pour rassembler les voix dissonantes, c’est aussi pour fuir la responsabilité qu’il a de guider le troupeau à partir de son identité. S’il nous restait des forêts, nos hommes s’y réfugieraient-ils encore ?

Le peuple québécois ne parvient pas à être dans sa propre autorité car il ne croit plus qu’une langue puisse être porteuse de vérité.

Nous sommes donc devenu un peuple de cœur inapte à protéger ses acquis. Mais il faudra bien un jour l’imposer cette langue pour aller plus loin avec les néo-Québécois, pour que nous puissions unir une parole juste et vraie à la pureté créative de nos danses et de nos chants.

Je suis revenue du Moyen-Orient avec cette image de la Tour de Babel à reconstruire. Je crois toujours aujourd’hui qu’il y a moyen de retrouver l’usage clair d’une seule langue, dans les rues en fête du peuple québécois. Mais chacun doit y mettre une rigueur engagée pour favoriser la cohésion de ce fluide palpable qui passe déjà entre nous, toutes origines confondues, afin que nos intentions travaillent désormais à l’unisson.

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