Cet article est aussi paru dans le Huffington Post
Dans la foulée des dénonciations d’agression de tous les spectres du registre, des acteurs questionnent maintenant la force intimidatrice de certains professeurs. On est loin du viol et des agressions sexuelles, mais l’heure est au respect des sensibilités. La société passe au peigne fin les comportements déplacés et c’est très bien.
Je travaille avec des gens du milieu artistique depuis des années, en tant que coach/thérapeute. Ayant moi-même travaillé comme interprète en danse, je connais bien les enjeux des méthodes d’enseignement. Dans le monde des arts, la recherche du résultat ne se formalise pas des moyens. En danse, ce n’est pas l’ego seulement qui peut casser, c’est aussi le corps. Je m’étonne d’ailleurs de ne pas avoir encore entendu une coalition d’athlètes (pour en avoir coaché plus d’un) dénoncer les méthodes d’entraineurs. Qu’il s’agisse d’abus de pouvoir ou de culture, certaines méthodes peuvent aussi démolir des carrières ou la santé mentale.
Quand j’ai commencé à coacher des acteurs, je n’étais pas surprise par les méthodes de l’École nationale de théâtre ou du Conservatoire, mais je trouvais l’expression « casser l’égo » rebutante. Provoquer une certaine humiliation chez un apprenti ou même chez un professionnel, pour obtenir une mise à nu au service de l’interprétation, fait partie des pratiques dans le merveilleux monde de la culture. Soit l’être se fermera sur lui-même, soit il se soumettra. Casser l’ego, c’est ça. Soumettre. Anéantir la construction du moi.
La passion de l’acteur pour le jeu le pousse paradoxalement à chercher le vrai. La vérité de l’acteur doit être au service de ses personnages. C’est ce qui donne légitimité à des moyens d’apprentissage parfois pénibles. Apprendre un art, c’est une initiation dans le sens réel du terme.
Lorsque l’acteur est prêt à se connecter à sa vérité, il accepte de se rendre vulnérable. Ça peut arriver à l’école, après l’école lors d’une collaboration significative, ou plus tard dans sa carrière. Et il y a les plus chanceux, les «talents naturels», capables de se mettre à nu sans l’avoir appris de personne.
La passion de l’acteur pour la vérité, dans le jeu, déclenche parfois le début d’un pèlerinage intérieur, une traversée du désert difficile, surtout si non accompagnée.
La passion de l’acteur pour la vérité, dans le jeu, déclenche parfois le début d’un pèlerinage intérieur, une traversée du désert difficile, surtout si non accompagnée. Se rendre vulnérable devrait aller de pair avec un accompagnement bienveillant. L’acteur se livre sans borne lorsqu’un directeur est capable en même temps de rigueur et de douceur.
Protéger son intégrité
Lorsque je travaille avec un acteur, je tente de lui faire saisir la différence entre le jeu des émotions et le corps de la sensibilité. L’émotion est une clé qui ouvre la porte d’une charte, de toutes les couleurs de l’expression. Cette charte est le jeu de l’acteur. Il y puise pour déclencher les réactions du personnage.
Lorsque l’acteur cède son moi construit au personnage, la lumière vibre à une autre couleur.
La sensibilité, c’est l’antenne qui capte la lumière de l’être. À travers ce flux se manifeste la vérité du personnage. Quand le corps social de l’ego y demeure imprimé, il garde le dessus sur le personnage. La personne trahie qu’elle craint pour son intégrité, son équilibre. Lorsque l’acteur cède son moi construit au personnage, la lumière vibre à une autre couleur. C’est à ce moment que le public est séduit, il y croit.
Or cette sensibilité a besoin de douceur pour éclore au service d’un autre moi. On ne peut pas obtenir ce résultat plastique que par l’humiliation, l’intimidation, la force verbale.
Casser le sentiment
Un jour, l’humoriste et imitateur feu-Jean-Guy Moreau m’a demandé de l’aider à mettre en scène son spectacle. Son intention était de ne plus passer par la voix des autres, mais par la sienne. Quand on a été imitateur toute sa vie… Nous avons déconstruit sa maitrise du personnage pour libérer son être du sentiment de vulnérabilité. C’est le sentiment qu’il faut casser, pas l’ego.
L’ego est une force, la sensibilité est maitre d’oeuvre de la transformation. Les deux doivent marcher ensemble. Un acteur pense avec son corps, comme les enfants. Il reste que ce corps, il faut lui montrer la nuance entre l’ego et la sensibilité afin que la personne demeure responsable de protéger son intégrité tout en se jetant dans l’inconnu. Ainsi elle peut à tout moment identifier ses malaises, observer les sentiments qui gênent, les exprimer et les dépasser.
Dans mon travail, il n’y a pas de différence entre un acteur et une personne d’un autre milieu. Dans tous les cas, l’intention est de libérer l’être du manteau plus ou moins lourd de son corps social. Si c’est ce qu’on appelle casser l’ego de quelqu’un, je préfère parler de « déconditionner » pour accéder à la pureté du Soi. Il reste que le développement d’une personne, d’un artiste est un travail sérieux qui requiert beaucoup d’écoute et de sensibilité aux multiples dimensions de l’être.
Rajeunir les méthodes
Dans l’entrevue donnée par Gilbert Sicotte, l’homme exprime son regret d’avoir pu blesser, son objectif étant la maitrise du jeu de son élève. Les méthodes dénoncées aujourd’hui étaient la norme hier dans nos établissements d’enseignement.
Héritage de notre passé religieux, les sœurs et les frères ont élevé le Québec à la dure, comme partout en Occident. Les gens avaient d’ailleurs aussi la « couenne » dure. Nos enfants sont aujourd’hui traités comme des porcelaines, car ils ont en effet plus de sensibilité. En cela, j’ai apprécié que Sicotte soit prêt à céder son poste d’enseignant à des plus jeunes. Parmi les égos qu’il a cassés, certains ont sûrement beaucoup appris de son enseignement, d’autres ont souffert de sa propre construction dégo de professeur.
Les propos fort justes et honnêtes de Serge Denoncourt sur ces dénonciations sont apaisants par leur douceur. L’homme de théâtre fougueux fait la preuve qu’égo et sensibilité sont faits l’un pour l’autre. L’égo est mort, vive l’égo !
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